Il m’aura fallu rentrer en France pour me procurer la version papier de Beijing Coma et plonger enfin dans cet immense livre. Immense de par le sujet abordé, la forme du pouvoir politique en Chine en général et la révolte étudiante de 1989 place Tian An Men en particulier, de part le travail sur la narration et de part l’ampleur du récit (894 pages en livre de poche tout de même). Maintenant que je l’ai terminé je suis encore plus confuse de l’avoir confondu le temps d’une ridicule erreur de titre avec Shanghai Baby, tant tout oppose les deux œuvres. Autant l’une brille par son côté poseur et finalement assez creux, autant l’autre nous entraîne sans effets de manche superflus dans le cœur de l’histoire et d’une terrible machine à broyer les hommes. Après ce livre vous n’oublierez plus jamais la date du 4 juin 1989.
Beijing Coma c’est le récit à la première personne de la vie de Dai Wei, en tout cas des bribes de souvenirs qui survivent prisonnières dans son cerveau. Dai Wei est dans le coma, depuis déjà longtemps lorsque s’ouvre le récit et on apprend très vite qu’il est dans cet état végétatif depuis le 4 juin 1989, jour où il a reçu une balle en pleine tête après avoir participé au mouvement de la place Tian An Men. De lui, de sa famille et de ses amours on apprendra beaucoup, sinon tout, au fil de ses remémorations, par touches, par lambeaux arrachés à son cerveau atteint. Il n’y a aucun chapitre dans ce livre, juste une longue narration ininterrompue fonctionnant par associations d’idées, intermèdes d’actualité et entremêlant constamment passé, présent et considérations sur l’état interne de son corps. Une longue odyssée à travers sa vie où il tentera jusqu’aux dernières pages de reprendre pied.
Beijing Coma n’est pas un pamphlet ni une critique intellectualisée du pouvoir chinois, mais par sa description de la vie de ses personnages il donne chair et sang aux conséquences intimes et individuelles d’un pouvoir central aveugle aux destins de milliers voire de millions de ses citoyens. Nul ne s’y est trompé et Ma Jian, qui a quitté la Chine en 1987 et est depuis devenu citoyen britannique, a obtenu pour ce livre le prix TR Fyvel Book Award décerné par l’Index on Censorship et a été interdit d’entrer sur le territoire chinois à partir de 2011. Ce roman aborde ainsi au travers des proches de Dai Wei les purges et répressions anti-droitistes qui ont secoué le pays sous Mao, et les effets quotidiens sur les familles des condamnés, la très stricte morale sexuelle de l’époque ou encore la politique de l’enfant unique et les terribles conséquences d’une grossesse non planifiée et non interrompue.
Le sujet principal reste bien entendu la révolte étudiante de 1989 à laquelle Dai Wei se trouve prendre part, un peu par hasard, et devenir l’un des leaders. Ma Jian réussit ce tour de force de nous faire vivre de l’intérieur ce mouvement, depuis sa création idéaliste et non-violente jusqu’aux conflits entre étudiants pour détenir le « pouvoir » sur la place. On se trouve sidéré par la candeur voire la naïveté de ces jeunes, convaincus que jamais le pouvoir ne lancera de répression contre eux ni que l’armée n’ouvrira le feu. Ils ignorent les avertissements de leurs professeurs ou d’intellectuels venus les supplier d’arrêter tout avant qu’un drame ne se produise, se perdent dans une radicalisation relevant de l’hystérie collective plus que d’un projet politique visant à faire tomber Deng Xiaoping. A coup de slogans puérils et outranciers dont on peine à croire que le pouvoir ait pu réellement prendre peur. Au fil du récit, à mesure que l’on s’attache aux personnages et que les troupes se rassemblent autour de Pékin, Ma Jian réussit à installer une tension et un suspense terrifiant. Car le lecteur lui sait d’avance que les chars viendront et que les soldats ouvriront le feu. Les étudiants, eux, restent persuadés jusqu’au bout – y compris lorsque les troupes avancent vers la place et que les premiers morts leur sont rapportés – que les soldats ne tireront pas sur eux. Déni terrifiant, naïveté infantile dont le lecteur tremble de savoir lesquels d’entre eux paieront le prix fort. Jusqu’aux dernières pages où toute l’horreur de cette répression nous pénètre jusqu’à l’os.
Contrepoint remarquable, la mère de Dai Wei qui s’occupe de son « légume » de fils passe au fil des années de groupie du régime et du Parti, qu’elle n’a pas critiqué un instant même lorsque son mari a été envoyé en camp de rééducation, à une femme ayant perdu toute illusion sur ses dirigeants et son régime policier. Au point de se révolter et de refuser de quitter leur immeuble, voué à la destruction pour pouvoir construire le stade du Nid d’Oiseau en vue des Jeux Olympiques. Car autour d’eux la vie continue, seules les victimes de la répression étant réduites au silence et à l’oubli. Il ne saurait y avoir aucune tâche dans l’histoire de la Chine, les autorités veillent.
Le prix Nobel de littérature Mo Yan dit de son ex-compatriote qu’il est l’une des voix « les plus importantes et les plus courageuses de la littérature chinoise actuelle ». Après cette lecture il est impossible d’en douter : Ma Jian est un géant. Et ce n’est pour reprendre mon souffle que je vais m’accorder quelques lectures plus légères avant d’aborder « La route sombre » où Ma Jian évoque la politique de l’enfant unique et sa face cachée d’avortements forcés.
La littérature chinoise est grande. Lisez-en.
A lire : Beijing Coma, Ma Jian, editions Flammarion – J’ai Lu, 894 p en édition de poche.
Crédit photo : photo de Ma Jian tirée de l’Index on censorship.
non seulement je vais lirre (mais je suis plongée pour le moment dans Roland Gori) mais je partage avec un vrai plaisir
Merci beaucoup et à bientôt pour de nouvelles lectures !
Merci Tara pour le conseil lecture, cela a l’air passionnant, je le mets sur ma to read list ! bonne continuation à Shanghai
Merci Mme C, bonne continuation en France. Et par ici on a récupéré une ancienne de Wuhan cette année, le monde est petit 😉
Ravie d’avoir des nouvelles via le blog. Bonne idée de lecture pour les prochaines vacances, le rythme étant trop soutenu pendant l’année scolaire-boulot-maison pour pouvoir être « dispo ».
Coucou Karine, effectivement il faut un peu de disponibilité pour ce livre, je pense que le lire par 5 ou 10 pages à la fois diluerait une bonne partie de sa puissance. Bises
J’adore ce livre, il est magnifique. Sa lecture fût un gros coup de coeur, ainsi qu’un grand coup au coeur. « Mindblowing », comme on dit en anglais. J’ai beau grandi en ayant entendu parler de ces événements, de les voir ainsi, « de l’intérieur », comme tu le mentionnes, ce fût marquant. Je suis ravie qu’il t’ai aussi touché (et tu aurais pu me demander de te prêter le livre, ça t’aurai évité d’attendre ^^).
Coup de coeur et coup au coeur, c’est tout à fait ça. Et je suis ravie de l’avoir acheté plutôt qu’emprunté, j’aime garder chez moi les livres qui ont compté dans ma vie de lectrice 😉