Épopée littéraire : Beaux seins, belles fesses

Avec l’été reviennent les vacances, et avec les vacances les lectures. C’est particulièrement vrai cette année où j’ai beaucoup moins lu que d’ordinaire, un peu par fatigue, un peu par paresse et finalement sans véritable bonne raison. J’ai certes dédié une bonne partie de mon énergie à l’adaptation à notre nouveau pays, mais j’ai failli oublier que lire peut aussi nourrir et redonner du peps au moment où on se sent faiblir. Et puis j’avais envie de découvrir la littérature chinoise mais je ne savais pas par quelle face attaquer cette terra incognita. Jusqu’à ce que je demande quelques idées de lecture à une autre blogueuse shanghaienne et grande lectrice, La Renarde, et que je me laisse guider par ses bons conseils pour me lancer tête baissée dans ce nouveau continent littéraire.

Après l’heureuse découverte de Qiu Xiaolong, je viens donc aujourd’hui vous parler d’une oeuvre de Mo Yan, seul prix Nobel de littérature chinois : Beaux seins, belles fesses. Oeuvre fleuve, monolithe littéraire, Beaux seins, belles fesses retrace en presque 900 pages le destin de Shangguan Lushi, de ses huit filles et de son unique fils Shangguan Jintong (Enfant d’Or). Affligé d’une obsession exclusive pour les seins de sa mère en particulier et des femmes en général, Jintong est l’anti-héros veule et lactovore qui narre son histoire, celle de sa mère, ses huit soeurs, ses innombrables beaux-frères et neveux et nièces. Ce n’est qu’en toile de fond que se dessine l’histoire de la Chine paysanne du siècle dernier, l’histoire familiale demeurant à chaque page le fil rouge et le moteur du récit.

Beau seins, belles fesses n’est pas une oeuvre légère, pas une de celle dans laquelle on se laisse glisser facilement et plaisamment jusqu’à la fin. La langue de Mo Yan est directe, sans fioritures, dénuée de psychologisation. Elle tranche dans le vif, énonce les événements les plus dramatiques d’une phrase factuelle, ne se livre jamais au pathos, pas plus que ses personnages. C’est une langue qui fait écho à cette histoire de Chine si âpre et si cruelle qui fut la sienne : le village de la famille Shangguan est celui où il a grandi. Si cette famille n’est pas la sienne, elle aurait pu l’être. Le génie de Mo Yan, car il y a incontestablement du génie dans son oeuvre, est cette distance littéraire qu’il introduit par une touche surréaliste dans l’histoire et chez ses personnages. A commencer par ce héros anti-héros qui tète sa mère jusqu’à un âge avancé, se nourrit exclusivement de lait jusqu’à l’âge adulte, en passant par des femmes-oiseau ou -renard, des hommes quasi immortels, une femme au sein unique telle une licorne et nombre de rebondissements improbables qui font le charme de ce livre. Pour moi Beaux seins, belles fesses est l’oeuvre soeur de Cent ans de solitude. Même langue épurée, même onirisme, même type de saga familiale, même omniprésence de la guerre, de l’armée, même souffle épique. Me voilà donc parvenue sur l’autre rive de ce livre, étourdie encore, certaine que Beaux seins, belles fesses sera une oeuvre qui comptera dans ma vie de lectrice.

Alors non, ce n’est pas une oeuvre facile, et pas vraiment un bouquin de plage. C’est long, parfois trop. C’est touffu et foisonnant, au risque de parfois s’y perdre un peu. Mais c’est une oeuvre formidablement puissante. Ce n’est pas qu’un livre : c’est de la Littérature, de celle qui transforme son lecteur. Une littérature partiellement censurée en Chine à sa publication, pour le portrait sans concession qu’il dresse des souffrances du Peuple durant la période révolutionnaire, ou pour la liberté transgressive avec laquelle il aborde le sexe. Le genre de roman avec lequel on comprend pourquoi l’académie Nobel décerne un prix qui « récompense un écrivain ayant rendu de grands services à l’humanité grâce à une œuvre littéraire qui « a fait la preuve d’un puissant idéal » ». En ce qui me concerne pas de doute : Mo Yan rend service à l’humanité en écrivant.

 

Mo Yan (« Celui qui ne parle pas ») est né en 1955 à Gaomi dans la province du Shangdong (Chine) dans une famille paysanne. Il connait la faim durant Le Grand Bond en Avant, l’exclusion de l’école pendant la Révolution Culturelle et rejoint en 1976 l’Armée Populaire de Libération (qu’il quitte en 1999). Il est diplômé de l’Institut des Arts et des Lettres de l’Armée Populaire de Libération et de l’Ecole Normale de Pékin. Il a obtenu le prix Nobel de littérature en 2012.

Photo de Mo Yan : The Guardian

Mo Yan

6 Comments

  1. Ça a l’air intéressant, tu pourras me le prêter si tu l’as encore?
    Dans le genre, récemment j’ai le « le palanquin des larmes » de Chow Ching Lie. Un livre autobiographique d’une pianiste chinoise. Je pense que tu aimerais.

    • Ah, c’est pas que je voudrais pas mais le l’ai acheté en version kindle pour ma liseuse (oui, je sais, tu es adepte du papier, mais la liseuse c’est vraiment pas mal, surtout pour les pavés de 900 pages 😉 ). Et je note les idées, je note, j’ai déjà une liste longue comme le bras pour cette année…

        • Bonjour lapetitelu. Si lire en anglais ne te dérange pas, je l’ai, et sur Shanghai. Je peux te le prêter si tu le souhaites.

          Et Tara, je recommande aussi chaudement « le palanquin des larmes », ainsi que les 2 œuvres qui lui font suite (« concerto du fleuve jaune » et « dans la main de Bouddha »).

          • Ah je savais pas qu’il y avait des suites ! Je vais chercher ça.
            Jamais tester la lecture en anglais en fait. J’ai des livres en anglais qui m’attendent mais je procrastine… Mais je veux bien tenter. Si dans 6 mois j’ai toujours pas avancé, je te le rendrai. hum

          • @laptitelu La lecture en anglais n’est pas si difficile, il suffit de sauter le pas une première fois. D’autant plus que j’ai l’impression que tu écris déjà en anglais. C’est d’autant plus intéressant à essayer que les livres en anglais sont bien plus facilement trouvable ici que ceux en français.

            J’ai cru comprendre qu’un dîner se tramait. Je peux te passer le livre à cette occasion. A moins que tu ne souhaites tellement le lire que tu ne puisses l’attendre, et il faudra alors se créer une autre occasion ^^.

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