Marco Polo, Montesquieu et moi

Depuis des semaines mes lectures sont assez orientées vers la Chine. Si ça continue je vais frôler la mono-manie, mais j’ai tellement de choses à apprendre et à appréhender sur ce grand pays et cette profonde culture que c’est plus fort que moi : je bouquine tout ce qui me tombe sous la main et qui parle de près ou de loin de la Chine.

C’est aussi l’occasion de me cultiver et de vous en faire profiter, certains ouvrages m’étant restés jusqu’ici totalement inconnus. Saviez-vous par exemple que Marco Polo avait écrit un livre, largement diffusé de son vivant sous diverses versions, traductions et titres ? La description du monde, ou le Devisement du Monde, ou encore Le livre des Merveilles, autant de versions de l’ouvrage. Car oui, ce grand voyageur de la fin du XIIIème siècle n’a pas fait que voyager, il a aussi voulu en faire profiter ses contemporains, pour la connaissance humaine en général et sa gloire en particulier (l’ego ne connait pas les petits profits). C’est d’ailleurs grâce à ce livre unique que son nom nous est aussi connu car il n’est évidemment pas le seul marchand à avoir emprunté la route de la soie pour aller voir ce qui se passait de l’autre côté du monde.

Alors petit résumé (à ma sauce, comme toujours) de La description du monde. Disons tout de suite ce que ce livre n’est pas : un carnet de voyage, un recueil d’impressions personnelles, un récit circonstancié et empreint de réflexions philosophiques ou ethnologiques. Le titre annonce bien la couleur : il s’agit d’une description étape par étapes des routes de la soie et du parcours effectué par Marco Polo au cours de ses dix-sept années de voyage vers la Chine et la Cour du grand Koubilaï Khan*. La description de chaque ville visitée est d’ailleurs assez stéréotypée et répétitive au long des cent quatre-vingt quatorze « chapitres » (souvent très courts) du livre : nous avons quitté la ville de X, après n jours vers (une direction) nous sommes arrivés à Y. Les gens y sont chrétiens / musulmans / idolâtres (beaucoup beaucoup d’idolâtres évidemment puisqu’il désigne ainsi bouddhistes et hindouistes), ils appartiennent (ou pas) au Grand Khan. Suivent parfois quelques descriptions de moeurs frappantes (exemples d’anthropophagie, incinérations des morts ou moeurs sexuelles libérales comme prêter sa femme à un voyageur pour qu’il se sente bien chez vous), et la mention de détails étonnants pour l’occidental qu’il était (utilisation du papier-monnaie, du charbon, existence des licornes-rhinocéros, impôts payés en éléphants). Seule la Cour du Grand Khan et Koubilaï lui-même bénéficient d’une très large description, Marco Polo ayant été visiblement totalement impressionné, voire subjugué par l’homme, sa puissance et sa richesse. C’est un marchand vénitien et cela se voit : il n’a pas de superlatifs assez grands pour décrire l’opulence, le raffinement et les richesses de la Cour de Pékin. Les roi(telets) européens lui semblent bien pâles et pauvres en regard du Grand Khan.

Reste tout de même la magie du voyage et le plaisir d’essayer de faire correspondre sa route à notre géographie actuelle au travers de ses descriptions. Parti d’Acre sur la côte de l’actuelle Israël, et chargé d’une lettre du pape Grégoire X pour Koubilaï Khan, le jeune Marco Polo, son père et son oncle traversent ainsi la Syrie, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, la Mongolie, la Chine, le Tibet, l’Inde mais aussi le Japon, Java et Sumatra, la Cochinchine, la Birmanie, Ceylan, Zanzibar, l’Ethiopie, le Yémen, pour revenir à leur point de départ via l’Iran. A l’échelle du XIIIème siècle, des moyens de locomotion de l’époque et des dangers du voyage, le périple est celui de plusieurs vies. A l’échelle d’un seul homme, devenu haut fonctionnaire de Koubilaï Khan, c’est un destin et une plongée hors du commun dans la culture tartare et chinoise. Je n’en ai été que plus frustrée qu’il ne parvienne pas à dépasser ces description de carte routière ni à se départir d’un jugement moral très chrétien vis à vis des coutumes locales (mais sans doute est-ce là attendre trop d’un homme du Moyen-Age).

Moi qui rêvait en commençant ma lecture d’une version extrême orientale des Lettres Persanes, j’en ai été pour mes frais. N’est pas Montesquieu qui veut. Le nègre de Marco Polo, un nommé Rustichello de Pise qui partagea sa prison à Gênes à son retour en Italie, n’était à l’évidence pas un écrivain formidable et encore moins un philosophe. Mais sans doute l’ambition de Marco Polo n’était elle pas non plus d’être le précurseur génial des Lumières ou de Levi-Strauss à une époque ou établir une carte fiable était déjà un exploit. Marco Polo était un marchand, pas un écrivain, pas même un érudit, même s’il a passé le restant de sa vie à peaufiner et diffuser son grand oeuvre.

De cette petite déception de lectrice m’est venue une interrogation : quel est donc le propos que je me fixe en écrivant ici ? Quel serait, si j’osais un terme aussi pompeux, mon ambition littéraire pour ce blog (j’ai écrit « ambition littéraire », je suis sur une pente savonneuse) ? Nul doute que je préfererais vous donner à lire des Lettres chinoises « montesquieusiennes » qu’une Description de Shanghai « polo-rustichelienne ». Quant à savoir si j’en aurai la capacité et le talent, je préfère ne pas y penser sous peine de me déclencher un violent blocage de l’écrivain. C’est que ça met une sacrée pression d’avoir Montesquieu en ligne de mire. Rien que de l’écrire ici je me sens rapetisser à vue d’oeil. Enfin, on peut avoir un objectif en ligne de mire et le rater hein ? L’essentiel c’est de participer, de faire de son mieux ? Oui ? Non ? Si.

Quoi qu’il en soit, je vous accorde ici solennellement un droit de protestation si vous me voyez m’endormir sur mes lauriers et vous servir une soupe clairette vaguement aromatisée à la sauce shanghaïenne au lieu de textes léchés et (un peu) réfléchis. Vous donner des nouvelles oui, mais certainement pas sans style !

 

*Koubilaï Khan : petit-fils du Mongol Gengis Khan, envahisseur de la Chine et fondateur de la dynastie impériale Yuan.

A lire ou relire : La description du monde, Marco Polo, Le livre de poche ; Les lettres persanes, Montesquieu, Le livre de poche.

 

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6 Comments

  1. Question: la voie maritime indiquée sur la carte jointe à ton propos passe par un canal de la Méditerranée à la Mer rouge, qui à priori n’existait pas du temps de Marco Polo?…

    • Comme canal maritime effectivement, mais à pied on pouvait tout à fait passer le canal de Suez et reprendre un bateau de l’autre côté. C’est pas beau d’essayer de me piéger comme ça… :o)

  2. Je ne sais plus qui a dit « il faut toujours viser la lune, parce que si tu rates, tu tombes dans les étoiles ».
    Donc continue à viser la lune, et au pire …
    C’est bien aussi, les étoiles :)))
    Bisou
    Marie

    PS : ben oui, c’est vrai que c’est pas joli-joli d’essayer de piéger ma copine. Rhalala 🙂

  3. Marco Polo n’ecrivait evidement pas au 13eme siecle avec la perspective litteraires d’une lectrice ou d’un ecrivain du XXIeme! (Ou meme du XVIIIeme si l’on se refere a Montesquieu). Si l’on voulait le juger a l’aune d’un autre ecrivain (et pour cela encore faudrait il le faire depuis la langue d’origine et non depuis la traduction), on pourrait eventuellement le juger a celle d’un Dante Alighieri. Mais ce serait presuposer des ambitions litteraires et non l’approche purement documentaire, marchande et politique qui animait ses ecrits. Enfin…

    • Si on voulait être « littérairement » honnête on procéderait effectivement comme vous le dites, mais n’est-ce pas la liberté de tout lecteur d’aborder une oeuvre avec son attente et son mode de lecture propres, si anachronique soient-ils ?
      C’est toute la différence entre une thèse solide et ce billet (qui ne renie pas une certaine mauvaise foi). Enfin… :o)

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