Si vous aimez les polars historiques mais que vous avez déjà lus toutes les aventures de Nicolas le Floch, frère Cadfael, soeur Fidelma et de tous leurs confrères littéraires, je vous propose de vous intéresser aux enquêtes du Juge Ti. Tout d’abord parce que ça se passe en Chine, ce qui suffirait presque en soi, ensuite parce que vous avez non pas une mais (au moins) deux séries d’aventures du juge Ti. Enfin parce que ce juge est inspiré d’un personnage historique célèbre : Di Renjié (ou Ti Jentsié), qui vécut au VIIème siècle sous la dynastie des Tang, s’illustra de son vivant pour ses grandes capacités déductives et finit comme ministre de Wu Zetian, la seule femme ayant régné en son nom propre comme empereur de Chine. Bref, le juge Ti n’est pas qu’un vulgaire enquêteur de papier, et ses aventures nous amènent à découvrir le système judiciaire et policier de la Chine ancienne. Cela devrait suffire à mériter votre attention.
Les deux principales séries de romans ont été écrites à plusieurs dizaines d’années d’écart. La première série, écrite par l’érudit et très sinophile Robert Van Gulik dans les années 40-50 serait tenue par les amateurs comme la seule authentique et digne d’intérêt. La seconde, écrite par Frédéric Lenormand reprend le personnage du juge Ti mais sans reprendre la structure – très fidèle à la littérature chinoise – des premiers romans. En creusant un peu, on peut aussi trouver des enquêtes du juge Ti sous la plume de deux auteurs américains, d’un second néerlandais et plus récemment d’un chinois. Bref, le juge Ti est visiblement un héro incontournable de la littérature policière. Souhaitant ne pas me laisser influencer par les on-dits, j’ai choisi un roman des deux principales séries pour me faire ma propre opinion et vous la livrer. Nul n’est besoin d’entretenir un faux suspense : j’ai aimé les deux, quoique pour des raisons différentes. Foin donc du snobisme « il n’y a que Van Gulik qui vaille », lisez ce que vous voulez.
Première série : Le squelette sous cloche de Robert Van Gulik.
Orientaliste et sinologue distingué, en créant la série du Juge Ti Robert Van Gulik a délibérémment cherché à adapter pour le lecteur occidental le roman policier traditionnel chinois. Non seulement en reprenant un célèbre enquêteur historique, mais en respectant également les codes littéraires du genre. Ainsi ce n’est pas une unique intrigue que le juge doit démêler dans le roman mais trois, ainsi que doivent le faire les véritables enquêteurs dans la réalité. De même, le recours à la torture et aux châtiments corporels est présente dans le récit (mais sans doute moins détaillée que dans les romans chinois), ainsi que l’apparition des âmes des défunts ou de rêves prémonitoires. Les mobiles des crimes sont ancrés eux dans la réalité de l’époque Tang : dans Le squelette sous cloche le lecteur sera confronté à un meurtre, plusieurs viols, des moines dévoyés, des voleurs, une terrible vengeance, bref une forme de criminalité brutale et souvent sordide. Seule concession de Robert Van Gulik au style policier occidental : le coupable n’est pas connu depuis le début de l’intrigue, et les surprises sont au rendez-vous.
Le plus appréciable pour moi dans ce roman est la description de la réalité historique du système judiciaire et social de l’époque en Chine. Voir à l’oeuvre le mandarin qu’est le juge Ti, comprendre comment s’appliquait classiquement la justice, quels étaient les rapports entre justiciables et juge, comment s’organisait la vie des mandarins au service de l’Etat m’ont semblé passionnants. Les nombreuses notes historiques ainsi que les commentaires sur les choix littéraires de l’auteur satisferont les plus curieux. Je regrette cependant que le classicisme littéraire voulu par l’auteur prive ses personnages d’une certaine épaisseur psychologique : on suit les enquêtes avec intérêt, mais il est difficile de s’attacher au personnage principal qui semble figé dans sa raideur mandarinale. C’est à la fois l’intérêt et la limite de l’exercice de style dans cette série en ce qui me concerne.
Deuxième série : La nuit des juges de Frédéric Lenormand.
Très différent du roman ci-dessus, La nuit des juges nous permet de retrouver le juge Ti ainsi que ses fidèles lieutenants dans un environnement historique fidèle à la première série. En revanche l’auteur – romancier historique mais pas spécialiste de la Chine – se libère des codes littéraires que Van Gulik s’était imposé pour se rapprocher beaucoup plus du roman policier occidental moderne. On retrouve ainsi une seule intrigue, avec plusieurs épisodes et rebondissements, et une épaisseur psychologique beaucoup plus importante chez les personnages secondaires comme principaux.
L’intrigue, assez amusante et pleine de faux-semblants, peut faire penser à celle des Dix petits nègres d’Agatha Christie : le juge Ti est convoqué avec six autres de ses confrères par le préfet de sa région, lequel souhaite choisir parmi eux celui qui aura l’honneur d’être nommé magistrat de sa cité. Le juge Ti est ici vu sous un jour beaucoup plus humain : torturé d’ennui dans sa nouvelle affectation, ombrageux et orgueilleux, on le découvre avec une plus grande épaisseur humaine. Après un premier meurtre frappant l’un d’entre eux (il y en aura d’autres), rivalités et petites mesquineries mettront en lumière les personnalités peu reluisantes de ses confrères, tout en laissant planer le suspense sur l’auteur des crime et son mobile. La découverte finale est tout à fait réussie, le mobile original et crédible, ce qui fait de cette Nuit des Juges est un très honnête roman policier.
Vous aurez sans doute compris que cette seconde série a plus répondu à mes critères personnels de lecture-plaisir, même si j’ai trouvé mon compte de découvertes historiques et culturelles à la lecture du premier roman. Et vous ? Vous connaissiez déjà les enquêtes du Juge Ti ? Vous êtes plutôt Van Gulik ou Lenormand ?
Photo : un tribunal en Chine fin XIXème siècle.
J’adore vos critiques litteraires. Elles me font toujours tres envie… J’ai d’ailleurs pioche dans vos precedents billets pour certains cadeau de Noel!
Je ne connaissais le Juge Ti que de nom, mais je crois qu’il va s’ajouter a ma liste de lectures « futures ». (Comprenez qu’avec mes enfants, c’est un miracle si j’arrive a lire 5 pages d’affiles, ces temps-ci!)
Oh merci, vous devez être une des rares à bien les aimer (vu les stats beaucoup zappent mes billets lecture). Et pour ce qui est de votre temps disponible pour la lecture, ça vous sera une bien maigre consolation mais sachez que je vous comprends… 😉
Je ne connaissais pas du tout, mais ces deux livres me tentent bien ! Je vais essayer de les dénicher (pas simple en vivant à 8000 Kms!) Merci pour ton partage de lecture !
Ha ha mais que nenni : souffrant moi aussi d’une distance indécente avec la Fnac la plus proche (plus de 9000km par chez nous) je me suis rabattue depuis belle lurette sur les ebooks. Ces deux là sont disponibles en kindle (et probablement dans d’autres formats électroniques), alors un clic et c’est fait !
Je sais bien mais mon Kindle deconne completement, il faut que j’en rachète un !
Et au passage (en lisant le commentaire au dessus) : moi aussi j’adore tes critiques littéraires ! D’ailleurs je suis en ce moment même en France pour quelques jours et je viens de me procurer « Vent d’Est, vent d’Ouest ». Tu vois, je suis tes conseils 🙂
Ahhhhh super (pas le kindle qui débloque, l’achat de Vent d’Est vent d’Ouest). Excellente lecture alors, tu me diras si tu as aimé autant que moi !
Ok, je te dirai ! A bientôt !
J’apprécie aussi les polars de Qiu Xiaolong !
Oh mais moi aussi, je dirais même que je les préfère à celles du juge Ti mais c’est toujours bien de pouvoir varier les plaisirs en fonction de l’humeur. Merci de votre passage par ici !
Tiens récemment j’ai découvert Henning Mankell – Le Chinois 🙂
Et bien je le note de ce pas sur ma liste de livres à découvrir, merci !