Opéra de Canton : méprise au festival des fleurs

Profitant de ce que pour une fois j’étais entièrement libre de mes soirées lors de mon saut à Hong Kong, j’ai cherché l’occasion d’aller au spectacle. Et que vis-je dans mon Lonely Planet ? Que le Yau Ma Tei theater propose presque tous les jours des représentations d’Opéra de Canton. Considérant le tarif des places en première catégorie (100 HK $, soit 10 € environ), il eut été presque criminel de ne pas en profiter pour découvrir un nouvel aspect de la culture chinoise.

Je partis donc pleine d’enthousiasme à l’idée d’assister à ma première représentation d’opéra chinois, moi qui aime tant l’opéra tout court. Arrivée un peu en avance pour la représentation de 19h30, j’ai eu le temps de lire le synopsis en anglais de la pièce du jour. Fatigue intellectuelle ou traduction un peu poussive, j’ai commencé à avoir peur devant l’énumération de tous les personnages et des rebondissements de l’histoire : tout cela semblait bien compliqué, même pour un opéra. Une fois installée dans mon siège et entourée exclusivement de chinois, j’ai pris conscience que l’Opéra de Canton (où opéra cantonnais) était effectivement très populaire à Hong Kong : les trois cent places étaient occupées. 3h45 plus tard, je ressortais épuisée mais malgré tout enchantée de cette première expérience.

Permettez moi donc de vous présenter Méprise au festival des fleurs, pièce en sept actes et onze personnages (dont cinq principaux), joué et chanté en cantonnais dans la pure tradition de l’opéra chinois où théâtre, opéra et arts martiaux s’entremêlent en un seul et même art.

Acte I : présentation des personnages principaux et introduction à l’action. Dans un décor dépouillé constitué d’une table, une chaise et d’un fond peint, Bian Ji le jeune et beau lettré fait son apparition avec son serviteur. Il installe sur la table les calligraphies qu’il souhaite vendre en cette journée de Festival des Fleurs. Vient à passer Zhou Tong, personnage bouffon et fat, grossier et colérique qui devise avec Le Lettré. Que disaient-ils exactement ? Je ne sais, mais cela provoquait l’hilarité des spectateurs chinois. Et chantaient-ils ? Et bien non, car l’opéra chinois est en réalité un théâtre partiellement chanté et chorégraphié, avec de longs moment dialogués. Le Fat s’en va, viennent à paraître Liu Yueying, fille de bonne famille aux manières précieuses et au comportement de gourde, avec sa femme de chambre Chunlan, vive et autrement plus maligne. Molière eut approuvé. Perchée sur la pointe des pieds pour figurer des pieds bandés, Chunlan-la-maligne aperçoit le Lettré. Voyant qu’il est plutôt mignon, l’effrontée le signale à la Précieuse qui se met à glousser bêtement derrière son mouchoir. « N’est-ce pas qu’il est mignon Yueying ? » « Oui, oui, peut-être, mais ça ne se fait pas de dévisager les hommes comme ça dans la rue ». « Oui mais tout de même il est vraiment mignon, tu ne veux pas que j’aille lui parler pour toi ? » « Oh non, jamais je n’oserais, c’est vraiment trop entreprenant ». « Mais si c’est moi qui le fait, ce n’est pas pareil ». « Oh vraiment tu exagères, jamais je n’oserais, hi hi hi ». Chunlan-la-dégourdie va donc parler au Lettré, lui fait l’article de la Précieuse, le Lettré apprécie à leur juste valeur les manières de la belle qui ricane et minaude de plus belle derrière son mouchoir en les voyant parler de loin. Fin de la conversation entre Chunlan et le Lettré, et compte-rendu de l’entretien : « Bon, tu lui plait aussi, c’est une affaire qui roule ». « Comment ça une affaire qui roule ? » « Et bien oui quoi, il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Allez Précieuse, allez sinon tu vas finir mariée avec un homme choisi par ton père et tu le regretteras toute ta vie ». « Bon, d’accord, hi hi hi, mais c’est vraiment parce que c’est toi, hi hi hi, on demandera à un serviteur de lui donner une lettre de ma part tout à l’heure, hi hi hi ». Et elles s’en vont. Le Lettré rentre chez lui quelques minutes pour aller chercher quelque chose (et parce que ça permet à la suite de se produire), le Fat rentre en scène et s’assied à la table du Lettré pour regarder ses calligraphies. Survient le serviteur de la maison de la Précieuse qui prend le Fat pour le Lettré et lui remet le pli de la Précieuse, lequel contient une invitation à venir demander sa main. Méprise au festival des fleurs et fin de l’acte I. Après tout ça, il s’était déjà écoulé 45 minutes, et je songeais avec angoisse qu’il restait encore six actes à venir. Les costumes étaient vraiment somptueux, le dépaysement total, j’adorais ce que je voyais mais je sentais que ne ne tiendrais pas jusqu’à deux ou trois heures du matin pour le dénouement…

Acte II : chez les parents de la Précieuse. Muni de « sa » lettre d’invitation, le Fat se rend chez les parents de la Précieuse pour la demander en mariage. Il sait que le serviteur a commis une erreur mais il détient la lettre et entend en profiter pour se marier. Il frappe à la porte, se fait ouvrir, le père, puis le frère puis la mère de la Précieuse accourent au salon de réception, se demandant avec émoi qui peut donc être cet homme qui vient leur demander la main de la Précieuse. Un homme bien certainement, un homme riche pour sûr, un homme de belle figure à n’en pas douter puisque c’est elle qui lui a envoyé une lettre, ah quel bonheur de voir enfin Précieuse mariée, ah quel beau jour c’est pour notre famille. Pendant ce temps le Fat fait les cents pas dans l’antichambre, montrant au public sa laide figure et son maquillage de bouffon, marchant d’un air martial, courroucé qu’on le fasse attendre. Il est enfin introduit dans le salon, père, frère et mère sont en émoi et s’approchent de lui qui est encore de dos. Le Fat se retourne, la famille sursaute de frayeur et le père s’évanouit. C’était si bien amené, si burlesque que j’ai éclaté de rire comme le reste du public (qui lui riait à gorge depuis un bon moment en écoutant les dialogues). Le père se relève, tente de retrouver sa dignité mais se demande comment sa fille a pu envoyer une lettre d’invitation à un tel malotru, parle d’une méprise, certainement qu’il y a eu méprise… Le Fat s’emporte, tempête et menace de tuer tout le monde si on ne lui donne pas la main de la précieuse sur le champ. La famille tremble et fait quérir Chunlan pour éclaircir l’affaire. Elle arrive, aussi alerte et vive que d’ordinaire. « Est-ce vrai que Précieuse a envoyé une lettre ? » « Oh oui c’est vrai, c’est tout à fait un bon parti, je vous l’assure »  » Et est-ce cet homme-ci ? » Le Fat se re-retourne, Chunlan s’évanouit à son tour, famille en émoi, colère du Fat et c’est reparti pour un tour. C’était incroyablement drôle, même en se passant du sel des dialogues. En désespoir de cause on fait venir la Précieuse, qui ne s’évanouit pas mais dit qu’elle va se suicider car elle ne peut supporter cette honte, et elle s’enfuit (avec son mouchoir, mais sans glousser).

Acte III : A la campagne. De son côté, le Lettré a attendu en vain toute la journée la lettre de sa belle et commence à sérieusement s’impatienter. Chunlan vient à sa rencontre et lui raconte l’irruption du Fat le matin même chez la Précieuse. L’amoureux est désespéré car une promesse est une promesse et que la famille ne peut s’en dédire sans perdre la face, d’autant moins que le Fat est un sanguin. Chunlan n’étant jamais à court d’une ruse, elle lui propose de se travestir en fille pour venir rencontrer la Précieuse et trouver ensemble une solution au problème (du type s’enfuir tous les deux dans la nuit).

Acte IV : Chez la Précieuse. Brodant nuit et jour avec Chunlan un costume de femme pour le Lettré, la Précieuse est désespérée car le temps passe vite et elles n’ont toujours pas terminé les chaussures. la Précieuse se voit déjà obligée d’épouser le Fat et brame son désespoir. Sa mère vient frapper à la porte, elle se cache dans son lit à rideau et laisse Chunlan s’occuper du reste. N’ayant pas envie de passer sa vie à broder des chaussures, la rusée Chunlan réussit à convaincre la mère de lui confier ses propres ballerines à pompons de soie. La mère repart pieds nus et la femme de chambre peut tirer sa maîtresse d’embarras.

Acte V : Dans les jardins de la Précieuse. Ayant enfin reçu son costume brodé, le Lettré s’est travesti et Chunlan lui apprend à se comporter comme une femme pour passer inaperçu. Là, toute l’attitude codifiée et hyper maniérée des femmes dans l’opéra chinois devient un ressort comique imparable : elle lui apprend à parler avec une voix de fausset, à remuer son mouchoir pour ponctuer son propos, à marcher de manière chaloupée, à secouer ses cheveux en ricanant lorsqu’un homme lui parle, et vraiment j’ai rarement autant ri dans une scène de travestissement. Le Lettré devient une Précieuse comique qui se prend au jeu. Toute la salle riait, c’était vraiment communicatif et bon enfant. Jamais je n’aurais cru autant m’amuser à l’opéra chinois… Et soudain le Fat surgit dans le jardin, lassé qu’on le lui laisse pas emmener sa promise, il prend le Lettré travesti pour la Précieuse et l’enlève aussitôt. Evidemment, redoublement de rires dans la salle.

Acte VI : Chez le Fat. De retour chez lui, le Fat oblige le Lettré à accomplir la cérémonie de mariage. Heureusement, il est appelé par le gouvernement central juste avant la nuit de noces, ce que le Lettré met à profit pour s’enfuir et partir se présenter de son côté au concours impérial du mandarinat. Pendant ce temps, le frère de la Précieuse qui s’est un peu ressaisi et a décidé de se comporter en homme fait irruption chez le Fat pour secourir sa soeur (dont il n’a pas dû se rendre compte qu’elle était en fait chez eux tranquillement installée dans sa chambre) et enlève par erreur la soeur du Fat à la place. Tout ce petit monde semble avoir quelques problèmes de vue.

Acte VII : Chez la Précieuse. Un an après, enfin de retour chez lui le Fat décide de revenir réclamer son épouse chez les parents. Il y tombe nez-à-nez avec sa soeur, désormais mariée au frère de la Précieuse. Il se met en colère, tape du pied et tempête mais sa soeur vient lui dire qu’elle aime son mari et qu’il n’est pas question qu’il vienne faire du grabuge ainsi dans sa nouvelle famille. Et pour bien enfoncer le clou elle ouvre les pans de son manteau et lui met sous le nez son ventre déjà bien rond. Assommé, le Fat ne sais plus que dire. Arrive sur ces entrefaites le Lettré, qui est sorti Premier Mandarin du concours et vient réclamer enfin la main de sa belle. Reprenant sa voix de fausset et ses manières de midinettes pour parler au Fat, il se fait reconnaître comme étant sa « mariée » pour la plus grande joie de la famille et du public. Le Fat n’a plus qu’à accepter que le Lettré épouse la Précieuse, et à se rabibocher avec tout le monde parce qu’au fond de lui c’est un bon gars même s’il a la menace de mort facile. Enfin, les amoureux se retrouvent, remercient la futée Chunlan de leur avoir permis d’être réunis et tout est bien qui finit bien dans le meilleur des mondes sous les applaudissements du public.

Tout cela était long comme du Wagner, aussi assourdissant qu’une fanfare, parfois aussi peu harmonieux que du Pierre Boulez, aussi incompréhensible que du chinois, ponctuellement aussi faussement chanté que du Nouvelle Star, mais j’ai ADORÉ, mais vraiment adoré cette pièce. Parce que c’était aussi drôle que du Molière, aussi magnifiquement costumé que la Cour de Versailles, aussi dépaysant que la Chine, aussi singulier que… que ce qui n’existe nulle part en Europe. J’en suis ressortie totalement réjouie, ayant envie d’en découvrir plus sur l’opéra chinois, d’aller en voir de différents styles (même si ça dure des heures et que je n’y comprends rien), de lire des livres sur le sujet, bref d’en avoir encore. La prochaine fois que j’irai au théâtre ce sera j’espère pour une pièce de l’Opéra de Pékin.

Alors, vous savez ce qu’il vous reste à faire si vous passez à Hong Kong ? Un petit tour au Yau Ma Tei pour soutenir la tradition du spectacle vivant de l’Opéra de Canton. Sans spectateurs, plus d’acteurs et sans acteurs plus de tradition d’opéra chinois…

 

Photo prise au Yau Ma Tei theater de Hong Kong : représentation de Mistake at the Flower Festival du 14/10/2014. Artistes (de gauche à droite) : Man Wah (Liu Jialing), Tam Wing-lun (Liu Depeng), Lo Lai-see (Mme Liu), Tse Hue-yin (Chunlan).

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