L’opéra chinois, du patrimoine au renouveau

Je vous préviens : j’ai une nouvelle marotte. En général ça m’arrive une fois par an (rarement plus), c’est parfois culturel, parfois sportif, parfois bobo-bio-new age et ça me dure généralement quelques années avant que la fièvre retombe. Et depuis mon bref aller-retour à Hong Kong et ma première expérience d’opéra cantonnais, ma nouvelle marotte c’est l’opéra chinois.

Et qui dit marotte dit : je lis des tas de chose dessus, j’essaie d’en voir un maximum (à la télé ou sur scène), je revois même des films que je n’avais pas aimés (Adieu ma concubine, que je n’ai d’ailleurs pas plus aimé la deuxième fois), et surtout j’essaie de comprendre de quoi il retourne et d’embarquer le maximum de gens avec moi dans ma marotte. En général je réussis relativement bien la première proposition (comprendre de quoi il retourne) et mon succès est variable avec la deuxième (enthousiasmer les foules avec moi). Avec l’opéra chinois l’opération « j’enthousiasme les foules » est plutôt au point mort mais je suis sûre que c’est parce que les subtilités de cet art vous ont echappées. Je vais donc de ce pas vous initier à l’opéra chinois et vous verrez que vous ne pourrez plus lutter contre la séduction de cet art séculaire.

Et d’abord, petite définition de l’opéra chinois. A commencer par le fait que ce n’est pas de l’opéra tel que nous l’entendons en Europe mais un art scénique complet alliant dialogues, poésie, musique, chant, danse, acrobaties et art martiaux. Une sorte de théâtre chanté et chorégraphié en somme. Déjà vieux de dix siècles, l’opéra chinois a compté jusqu’à trois cent soixante formes différentes – en fonction des dialectes utilisés et des types de musique – et en compte aujourd’hui trois formes principales (et encore beaucoup de secondaires) : l’Opéra de Pékin (qui n’est donc pas une troupe comme je l’ai longtemps cru) chanté en mandarin, l’Opéra de Canton chanté en cantonnais, et l’Opéra Kunqu chanté en langue wû (ou dialecte shanghaien). L’Opéra de Pékin – aujourd’hui classé patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco tout comme l’Opéra Kunqu et l’Opéra de Canton – est en réalité une forme relativement récente (fin XVIIIème) et synthétique des différents opéras régionaux et propose une sorte de quintessence de cet art scénique destinée à la Cour impériale.

A l’instant t vous n’êtes pas encore tout à fait prêts à devenir fans d’opéra chinois mais vous avez au moins appris un petit quelque chose. Continuons donc votre initiation :

Quelques clés pour comprendre l’opéra chinois.

L’opéra chinois est donc un art très ancien, qui pendant longtemps a perduré au travers de troupes itinérantes rurales, seules quelques unes parvenant à la gloire de jouer à la Cour impériale. Pour résoudre les problématiques scéniques posées par ses récits, le parti pris de l’opéra chinois a été d’adopter des conventions théâtrales standardisées, permettant de produire le même spectacle sur une place de village, dans une maison de thé ou à la Cour. Là foin de réalisme ou de naturalisme, foin d’effets techniques faramineux ou d’effets spéciaux, point de décors somptueux mais un ensemble de conventions théâtrales (costumes, maquillages, gestuelle, regards, etc.) déchiffrables immédiatement par le public. Entendons évidemment par un public chinois initié, et peut-être bientôt par vous.

Le « décor » classique de l’Opéra de Pékin est ainsi un plateau entièrement vide, meublé parfois d’une table et deux chaises. Les maquillages et les vêtements, toujours somptueux et codifiés, permettent au public d’identifier immédiatement à qui il a affaire : jeune homme de bonne famille, jeune fille noble, lettré, guerrier courageux et noble (au maquillage rouge ou noir en particulier), traître ou personnage mauvais (au maquillage asymétrique ou blanc), personnage clownesque, etc… Chaque pièce de vêtement, chaque ornement doit permettre à l’acteur d’exprimer des émotions et de les rendre plus visibles sur scène. Ainsi en est-il des longues manches, des barbes postiches, des couvre-chefs, des longues plumes de faisans, des éventails, mouchoirs, rubans et autres accessoires utilisés de manière signifiante. Ce qui pour l’oeil occidental peut paraître maniéré et outrageusement artificiel compose en réalité une véritable grammaire qui exprime l’histoire autant que les dialogues. Et dans cet art, c’est l’acteur et sa capacité d’interprétation qui sont rois.

Parmi ces conventions scéniques, certaines méritent vraiment d’être sues sous peine de ne rien comprendre à l’action. Ainsi, les guerriers à cheval figurent leur chevauchée par l’utilisation d’une cravache. Pas une cravache de jumping que vous auriez pu aisément reconnaître mais une cravache d’opéra, c’est à dire une longue badine de bois ornée de plusieurs touffes de crin. Pour représenter un voyage, l’acteur effectue un grand cercle sur scène et il est aussitôt transporté ailleurs, ou si le voyage est vraiment long il sort d’un côté de la scène et y re-rentre par le côté opposé, le public comprenant alors qu’il est à des lieues du départ. Pour figurer une montagne, il suffit d’empiler les deux chaises sur la table, et ainsi de suite. Cette grammaire exotique me plonge pour ma part à la fois dans l’excitation de la découverte et dans l’éblouissement visuel procuré par la magnificence des costumes. Bref, je suis conquise et ne pourrais pas comprendre que vous ne le soyez aussi.

Reste la partie probablement la plus difficile pour nos oreilles occidentales : la musique et le chant. Car lorsqu’on entend le mot « opéra », qu’on a été bercé par certains air célèbre du bel canto ou les harmonies baroques et qu’on est confronté à la musique si dissonante et clinquante de l’opéra chinois, on touche en partie à nos limites culturelles. A mon propre étonnement cela ne m’a pas vraiment gênée, la découverte l’emportant largement sur le peu « d’harmonie » musicale. Notez d’ailleurs que je préfère mille fois l’opéra chinois à Olivier Messiaen ou Pierre Boulez, comme quoi on est toujours le dysharmonique de quelqu’un. Et surtout la musique formant un tout avec la performance des acteurs, le charme opère malgré les cymbales et les vocalises nasillardes.

Reste pour moi une curiosité, un questionnement autour de la technique vocale chinoise qui n’a visiblement rien à voir avec celle que j’ai apprise. Utilisant les aigus à l’excès – y compris pour les hommes – dans ce qui semble être une voix de fausset plutôt qu’une voix de tête, articulant clairement les consonnes là où notre technique classique les gomme pour laisser sonner les voyelles, leur chant semble être quasi à l’opposé du nôtre. Nul doute pourtant qu’il y a là une réelle technique, sans quoi nul acteur ne pourrait chanter à de telles hauteurs durant des heures sans s’abîmer la voix. Et le public d’habitués apprécie visiblement à sa juste valeur.

Le renouveau ou la mort ?

Ce qui me parait fou compte tenu de l’incroyable richesse de ce patrimoine scénique c’est que l’opéra chinois est aujourd’hui en perte de vitesse, voire risque un étiolement et même une disparition progressive. Peu regardé par les chinois d’aujourd’hui, peu (et mal ?) enseigné, ayant déjà perdu beaucoup de sa longue tradition de rigueur et de bases techniques, l’opéra chinois pâtit sans doute à la fois du coup porté à sa longue tradition par la révolution culturelle et de sa difficulté à se moderniser sans perdre son âme et son essence.

Quelques uns s’y essayent toutefois, comme le taïwanais Wu Hsing-Kuo, formé dans la plus pure tradition de l’opéra chinois et qui poursuit avec sa troupe Contemporary Legend Theater un travail de recherche pour moderniser l’opéra chinois. Il a ainsi adapté ou plutôt transposé à l’opéra chinois plusieurs pièces du répertoire occidental dont Macbeth, Hamlet ou le Roi Lear de Shakespeare, ou encore En attendant Godot. Preuve s’il en est que l’opéra chinois peut rester un art vivant, combinant une technique et des modes d’expression séculaires tout en explorant de nouveaux répertoires.

Alors avant de vous déclarer prêts à me suivre dans ma marotte du moment, je vous laisse découvrir un extrait de La légende du serpent blanc, fameux opéra classique du répertoire de Pékin, et un autre du roi Lear vu par Wu Hsing-kuo. Alors ? Ça ne vous donne pas envie d’en découvrir plus ?

 

 

Pour les curieux qui veulent en découvrir plus : Chinese Opera : the actor’s craft, Wang-Ngai Siu et Peter Lovrick ; L’opéra chinois contemporain et le théâtre occidental (entretiens avec Wu Hsing-kuo, Françoise Quillet et Ting Lee-Ting ; L’opéra de la lune (roman), Bi Feiyu.

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8 Comments

  1. J’aime beaucoup voir un opéra chinois, j’ai beaucoup plus de mal à l’écouter, comme mentionné dans l’article. Heureusement, l’histoire est souvent bien compréhensible même sans les paroles.

    Je suis très intriguée par les adaptations modernes. Je regarderais la vidéo du roi Lear dès que je serais de retour chez moi.

    Il y a une scène d’opéra chinois à Shanghai, pas loin de People Square. Si cela vous intéresse, je suis sure que vous pourriez y trouver votre bonheur. Et pas loin, sur Guangdong Lu, se trouve une boutique de costumes d’opéra chinois. C’est un vrai fouillis, mais avec de petites merveilles (mais ça coûte un bras…).

    • Pour le Yifu Theater, j’ai bien l’intention d’y faire un tour bientôt (voire très bientôt), quant à la boutique de costumes ça me donne une furieuse envie d’y aller. Merci pour le tuyau et à bientôt !

  2. Bon, je n’ai encore lu que les premières lignes du post mais j’accepte volontiers d’être entrainée dans ta nouvelle ou du moins d’être initiée en assistant à une représentation live fin janvier 😉 Reste à convaincre l’amie Marie.

    • Ouh ouh ouh ouh que voilà une excellent idée ! Je m’y attelle de ce pas, et Marie sera obligée de venir en pénitence de tous les concerts de notre chorale qu’elle a séché ! 🙂

  3. Ecoute, expliqué par toi, je crois que je vais changer d’avis sur l’opéra chinois (je ne suis pas encore acquise aux sons nasillards, tout comme je ne supporte pas d’entendre un disque entier de clavecin, mais ça vient peut-être de mon ouie?). En tout état de cause, ce soir je me coucherai moins bête… c’est déjà ça car y’a du boulot !!!
    PS : En écoutant très très bas (pour ne pas gêner Michel qui s’entraîne à la guitare) les sons des premières images (1ère vidéo) j’avais un tout petit peu l’impression d’entendre de la musique bretonne, du bignou. J’ai trouvé par ailleurs très impressionnant de réalisme le roi Lear (2ème vidéo).
    PS, PS : alors, elle est arrivée la mamma, avec son chargement de produits d’exportation française fabriqués en chine (sic) ?

    • Et bien écoute, j’ai déjà atteint mon premier but avec ce billet en levant quelques inhibitions ou réticences à l’opéra chinois 😉 J’embrigade mon monde, ça marche, ça marche !
      Et oui, la mama est bien arrivée avec armes et (gros) bagages, gros couac petite peur à l’arrivée mais on s’est finalement retrouvées et tout va bien !

  4. Chère Tara,

    Le répit des vacances me permet de combler mon retard dans la lecture de votre blog. Je suis prête à me laisser séduire par l’Opéra chinois. Bravo pour l’article ! . Je suis personnellement fan du violon chinois. Je profite de l’espace commentaire pour vous souhaiter à vous et toute votre famille une année 2015 pleine de joyeuses découvertes, des progrès en mandarin etc…J’envoie aussi un très amical bonjour à Marie et mes meilleures voeux pour sa première année de grandes vacances.

    Monique, en villégiature dans le beau pays de Volvestre, voisin du Comminges (exotisme de notre Sud-ouest français)

    Monique

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